TRIBUNE accueille mes points de vue convivialistes liés à l'actualité.
ARCHIVES 2017
Alstom-Siemens dans la bataille mondiale -- (28 septembre)
La (dernière ?) carte postale -- (26 août)
En 2049, aurons-nous fondé l’Europe de Victor Hugo ? -- (9 août)
Instaurer la convivialité au travail -- (26 juin)
Peut-on imaginer un monde meilleur? -- (24 avril)
Ni de droite, ni de gauche ? -- (14 mars)
La place du travail dans nos vies, vieux débat -- (31 janvier)
Toujours plus haut
Tribune publiée dans Ouest-France le 17 novembre 2017version pdf
La métaphore montagnarde amène à inciter tout un chacun à faire les efforts nécessaires pour grimper dans l’échelle sociale, sans attendre un ascenseur. Il conviendrait dans le même esprit de ne pas jalouser ceux qui réussissent, qui grimpent « en tête ». Ce sont des premiers de cordée !
A voir. Ne jalousons pas ceux qu’on appelait dans le passé les « self made men », les Henry Ford, Jean Pierpont Morgan, Samuel Walton (Wall Mart) ou plus récemment feu Steve Jobs (Apple), Bill Gates devenu grand philanthrope, et toujours en course, Larry Page et Sergey Brin (Google), Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Facebook). Ils sont nombreux outre-Atlantique et vraiment hauts…mais il y a aussi des Français dans la course, p as toujours très loin. Il y avait entre autres Maurice de Wendel (acier), Louis Renault, Louis Vuitton, Marcel Dassault, Martin Bouygues et nous avons maintenant Patrick Drahi, Xavier Niel, Bernard Arnault, François-Henri Pinault…Notons qu’il faudrait beaucoup chercher pour trouver à citer des dames.
On grimpe la montagne à coup de piolet, ils ont grimpé l’échelle économique et sociale en vaillants compétiteurs, en s’appuyant sur beaucoup d’autres, rarement en les aidant à les suivre. Leurs fortunes ont été bâties grâce à de nombreuses contributions. Ils ont bénéficié des infrastructures publiques, rémunéré des travailleurs, payé des fournisseurs et ont su faire payer des clients.
Comment, au total, Google, par exemple, a-t-il réalisé en 2016 un bénéfice de 20 milliards de dollars et enrichi ses dirigeants actionnaires ? Bien sûr, grâce à leur talent ! Mais ce talent est entre autres celui de ne pas trop partager le fruit de leur savoir-faire, ni avec les Etats, ni avec leurs employés, ni avec leurs fournisseurs, ni avec leurs clients. Ceci vaut pour tous. En outre Google, comme les autres, sait échapper en partie aux règles de droit érigées pour tous par les Etats, celles du droit fiscal et du droit social, sans parler des règles de la morale humaine.
Sur la montagne, il y a ceux qui sont en tête, mais aussi ceux qui dévissent, ceux qui peinent. Ceux qui ne coulent pas grâce à d’autres qui leur tiennent la tête hors de l’eau, avec des emplois aidés, par exemple. Ceux qui veulent de vraies réformes qui permettent effectivement à toutes et à tous de devenir quelqu’un et de vivre dignement. Pas de grimper l’Everest.
Mais la logique à l’œuvre est de grimper toujours plus haut, pas d’arriver à un sommet et d’aider les autres à le rejoindre pour partager le plaisir d’y être et de contempler un paysage magnifique. Non. La hiérarchie sociale, tout comme la hiérarchie des nations, sont des lieux de lutte sans fin : il n’y a pas de sommet où atteindre la plénitude. La bataille incessante fait des perdants à qui l’on veut faire porter toute la responsabilité de leur échec.
A l’échelon des nations, voilà presque 70 ans que l’ONU lutte pour le développement. L’objectif auto-assigné par les pays riches de consacrer 1% de leur PIB à l’aide n’a jamais été observé, on en est encore à bien moins d’un demi %. Et si nous savons aller sur la Lune et observer des ondes gravitationnelles, il reste plus d’un milliard d’êtres humains à qui nous ne pouvons pas assurer de quoi survivre dignement.
La première réforme dont nous avons besoin n’est pas de libérer, en particulier les premiers, des cordes qui relient aux autres. Mais d’appliquer les règles existantes, et puis, pour mieux protéger les autres, d’améliorer ces règles.
Marc Humbert
Professeur émérite d’économie politique à l’université de Rennes 1.
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Alstom-Siemens dans la bataille mondiale
Tribune publiée dans Ouest-France le 28 septembre 2017version pdf
La France a longtemps considéré que la compétition économique mondiale se faisait entre nations. Elle s’est efforcée, dans les années 1960, de promouvoir la concentration de ses entreprises. Il s’agissait d’en faire des champions nationaux face à l’Amérique des grandes entreprises.
Elle a aussi lancé de grands plans stratégiques dans les secteurs dits d’avenir, le plan calcul, le nucléaire, l’aéronautique, le spatial, les télécoms…Bref, une politique industrielle pour soutenir l’industrie française dans la bataille mondiale du progrès technique et de l’efficience.
La dimension européenne du renforcement a débuté sur le charbon et l’acier, mais les premiers succès n’ont pas enrayé le déclin international. Certains, en France, ont rêvé de transposer au niveau européen le modèle des champions, des grands plans. Le spatial (Ariane) et l’aéronautique (Airbus) sont des succès.
Mais dans l’informatique, les télécoms et plus largement l’électronique, non seulement la France, mais l’Europe, n’ont pas su résister. Pire, elles se sont faits également dépasser dans les services induits par ces technologies matérielles : Google, Facebook, Amazon. Et nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la bataille mondiale.
Le défi américain s’appuyait sur une certaine avance technologique soutenue en arrière-plan par les dépenses militaires, des achats publics, un vaste et riche marché intérieur. Une main d’œuvre efficace mais mieux rémunérée qu’en Europe.
Le défi chinois s’appuie, lui, sur un rattrapage technologique réussi, des dépenses militaires, des achats publics, un vaste marché intérieur et de fortes performances à l’exportation liées à des coûts domestiques et salariaux très bas. Et un pilotage stratégique qui a disparu en France comme en Europe. Face à ce défi plus grand, les soutiens – par exemple pour Alstom-Siemens- doivent aussi être plus importants.
En outre les risques vont s’étendre. D’ici à quinze ans, la Chine bousculera entre autres le duopole Boeing – Airbus. Le discours de la mondialisation libérale prétend que ce sont les firmes qui se battent et pas les nations. Aux nations de vérifier – autant que possible- que la compétition soit loyale et de faire la promotion du libre-échange à l’OMC et au travers de traités comme le Tafta ou le Ceta. C’est illusoire de croire que c’est parce qu’elles étaient entravées par le droit du travail que les initiatives françaises n’ont pas permis de poursuivre sur l’avancée du TGV ou de céder Alcatel-Lucent à Nokia, qui licencie en France aujourd’hui. C’est plus par insuffisance de soutiens.
Cessons ces discours hypocrites. La bataille industrielle est menée par des firmes épaulées par des Etats, c’est particulièrement vrai face au défi chinois actuel. La fusion Alstom-Siemens ne réussira pas à enrayer le déclin international sans un fort soutien public et un accord sur la répartition entre France et Allemagne. Le succès exige de mettre sur les tables des négociations internationales, non pas le libre-échange, mais la répartition internationale des tâches.
Concernant la production de biens tels que les lanceurs de satellites, les avions longs et moyens courriers, les trains à grande vitesse, les centrales électriques solaires etc. à l’heure de la mondialisation, les nations doivent négocier qui fait quoi. Comment chacune peut avoir accès à ces biens nécessaires et comment ensemble elles construisent le monde de demain. Sinon, on en reste à ce qui est une bataille mondiale qui fait des gagnants et des perdants.
Marc Humbert
Professeur émérite d’économie politique à l’université de Rennes 1.
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La (dernière?) carte postale
Tribune publiée dans Ouest-France le 26 août 2017version pdf
Pour ceux qui restent à la maison pendant l’été, les cartes postales apportent – ou apportaient ? - un peu de rêve. Un dépaysement par procuration offert par l’image plus encore que par le texte. Elles égayent -égayaient ? - le dessus du buffet, la porte du réfrigérateur ou le poste de travail, au bureau.
Le texte d’une carte postale fait grand plaisir, mais c’est en premier le fait qu’on ait pensé à nous qui nous ravit. Nous ne sommes pas oubliés par nos enfants, nos parents et nos amis qui sont pourtant tout à la joie d’être « débranchés ». Délivrés du quotidien et de ses obligations y inclus vestimentaires.
Soleil, plage et apéro. Paysages magnifiques, randonnées stimulantes. Bain de minuit, chants et danses non-stop. Nouvelles rencontres de quelques jours et promesses de se revoir. On imagine à lire les mots vite griffonnés, les aventures des vacanciers dont on suit parfois ainsi de longs périples.
Les timbres qu’ils ont collés nous font rêver avec la belle image qu’ils portent, leur oblitération et sa flamme.
Et puis, on sait que ces expéditeurs en vadrouille vont revenir nous parler de leurs vacances. Peut-être même avec un petit souvenir. Un vide-poche, un set de table, un tee-shirt, une boîte de gâteaux ou une bouteille voire une autre spécialité « locale ». Peut-être y aura-t-il plus encore. Une soirée, présentation de trophées rapportés du voyage, découverte d’un album de photos, si ce n’est une projection de diapositives et de petites vidéos...
Mais à vrai dire cette carte postale tend à se faire rare. La poste n’a plus la côte pour le courrier personnel et se maintient tant bien que mal pour le courrier professionnel. De dix-huit millions de plis « timbrés » qu’elle distribuait encore en 2000, on est tombé à 12,5 millions et la baisse se poursuit.
La poste doit distribuer le courrier au moins une fois par jour à chaque foyer – c’est une obligation relayée par l’Union européenne. Mais la recette des timbres ne couvre pas la dépense. Pourquoi ? Eh bien peu à peu depuis 2000, par le réseau téléphonique commuté et des modems tout d’abord, on est passé du Minitel à l’ordinateur familial et à la connexion à un serveur de boîte mails. En 2006, l’oiseau qui fait cui-cui prit son premier envol : aujourd’hui 500 millions de tweets sont échangés chaque jour, soit 200 milliards par an !
Même les cartes de vœux annuels sont en régression, en particulier au niveau professionnel. D’amusantes cartes animées et sonores sont disponibles souvent gratuitement sur le Net pour les envoyer à des relations de travail mais aussi amicales et même familiales…Pour les cartes postales de même. Des services privés vous offrent, moyennement paiement, un choix de cartes postales de France ou d’ailleurs à envoyer avec votre texte dans n’importe quel coin du monde, par la poste. Merci facteur.
Eh, le monde a changé ! Ne parlons ici que de ce qui semble le bon côté. Désormais nos explorateurs restent branchés dans les expéditions les plus lointaines, même autour de la Terre. Des touristes arpentent un sentier de grande randonnée breton les yeux rivés sur leur portable. Ils adressent un selfie à leur grand-père de leur périple en Inde ou du stage d’Akido dans un bled de campagne au Japon. Ils accumulent sur le Cloud des milliers de photos et se promènent en écoutant Chopin ou du Heavy Metal. Ah, une petite vidéo de la petite qui apprend à nager…C’est la carte postale d’aujourd’hui : ne la cherchez plus sur le buffet, elle est dans votre téléphone.
Marc Humbert
Professeur d’économie politique à l’université de Rennes 1.
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En 2049, aurons-nous fondé l’Europe de Victor Hugo ?
Tribune publiée dans Ouest-France le 9 août 2017version pdf
Une série de révolutions, en 1848, a fait basculer l'Europe, qui dominait encore la planète, en un ensemble de nations peu à peu démocratiques..
Jusqu'alors, le continent avait été le théâtre, depuis la chute de Rome, de conflits entre chefs d'État, empereurs, monarques, qui embarquaient leurs sujets dans toutes sortes d'aventures. Désormais, les peuples devenaient souverains et entendaient accorder les limites territoriales à une nationalité, à un système de lois démocratiques et non à la compétition entre les volontés de puissance des chefs.
Cette division de l'Europe en nations paraissait déjà dépassée à Victor Hugo. Il clamait dès 1849 : « Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne. ».
Où en serons-nous deux siècles après, en 2049 ? Aurons-nous accompli le vœu formulé par Hugo ? Un premier pas a été fait après 1945 : les grandes nations, celles citées par Hugo, ont cessé de se faire la guerre. D'autres avancées ont suivi. En mettant en commun le charbon et l'acier, ces clés de la reconstruction économique du moment. En assurant la fin des pénuries alimentaires avec la Politique agricole commune (Pac). Avec une vraie coopération entre les nations dont les peuples sentaient l'importance dans leur quotidien.
Et puis tout cela s'est délité avec la mondialisation. Les agriculteurs sont mis en concurrence et sommés d'être compétitifs sur le marché mondial, sur une planète où les questions d'environnement sont devenues majeures. Le charbon et l'acier ont laissé le leadership aux nouvelles technologies. Mais nous n'avons mis en place ni Communauté européenne de l'Informatique et des Télécommunications. Ni Communauté européenne de la Transition écologique.
Il faut y venir, ne pas se fier aux lois de la compétition sur les marchés, ne pas abandonner la coopération constructive. Une monnaie et un marché uniques n'ont de sens que si la « fraternité européenne » est établie. Les libres marchés en sont incapables, la convergence exige que chaque nation se soucie de l'autre, sachant qu'elles ont des intérêts différents. Cela ne passe pas par la seule relation entre chefs d'État. Il faut une assemblée européenne des nations de l'UE. Où siégeront des représentants de chaque assemblée nationale pour l'Europe. Chaque Européen se sentira concerné si dans son pays, une assemblée nationale pour l'Europe discute des négociations à mener avec les autres nations, dans un respect des nations les unes à l'égard des autres. C'est un schéma proche de celui imaginé pour la zone euro par l'économiste Thomas Piketty.
Et il est nécessaire de construire ensemble notre avenir en commun. En particulier dans les réseaux de hautes technologies, dans la fourniture d'énergies renouvelables, qui écrivent le XXIe siècle. Comment faire ? Par exemple en mettant en place des services publics européens, dans ces domaines, financés par des impôts de tous les citoyens de l'UE, par des emprunts auprès des Européens.
De cette façon nous amorcerons la formation de citoyens nationaux, constructeurs d'Europe. Des constructeurs « d'européanité », outrepassant la nation sans la nier, et, par là même, initiateurs d'une véritable fraternité européenne.
Marc Humbert
Professeur d’économie politique à l’université de Rennes 1.
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Instaurer la convivialité au travail
Tribune publiée dans Ouest-France le 26 juin 2017version pdf
Le terme de convivialité est de plus en plus utilisé dans la conversation courante. Ce « moment convivial », que nous attendons tous avec plaisir, se passe en général le week-end ou après la journée de travail. Parce que, pour une grande majorité d’entre nous, le travail « ce n’est pas la joie », c’est le moins qu’on puisse dire.
Même si certains y échappent, la souffrance au travail est devenue une question brûlante. Que ce soit la souffrance physique liée à des atteintes dues à des efforts musculaires ou à des ingestions de molécules nocives, ou bien la souffrance psychologique, liée à des pratiques de management ou à la difficulté d’équilibrer vie personnelle et vie professionnelle. Que ce soit encore la souffrance d’avoir une rémunération insuffisante pour joindre les deux bouts ou encore de ne pas avoir d’emploi. Peu ont lâché prise complètement, mais les suicides sont trop fréquents, dans l’agriculture comme dans les bureaux des diplômés high-tech. Et ceux qui sont assis à mendier dans la rue sont trop nombreux.
La philosophe allemande Hannah Arendt a distingué trois manières d’agir dans notre vie. Notre vie active. Tant que nous sommes vivants, nous sommes actifs du matin au soir. Une partie de cette activité est devenue « travail », c’est ce que régente le Code du travail. Là, de manière concrète, nous sommes, dit Arendt, comme l’animal qui travaille (animal laborans) pour assurer sa survie et qui tend à être productif et à chercher l’abondance. Nous travaillons par nécessité. Pour gagner de l’argent, pour gagner notre vie. Nos efforts sont payés pour cela. Ce travail est une marchandise, un « capital humain », avec une quantité (la durée du travail) et un prix (le salaire). Ceux qui emploient cette marchandise, ce capital, s’efforcent de le rendre le plus productif possible, de tirer de son usage le plus de valeur possible sur les marchés. C’est une question rationnelle et technique.
L’époque moderne de la révolution libérale a mis tout le monde « au travail ». Chez les Grecs seuls les esclaves travaillaient, de même que les serfs sous l’Ancien Régime. Les nobles et le roi faisaient la guerre, la chasse et vivaient de leurs rentes. Et puis il y avait les artisans, les compagnons qui visaient à faire un chef-d’œuvre. C’est là la deuxième manière d’être actifs selon Arendt : créer une œuvre, un bel ouvrage, où l’on met tout son cœur. Comme le paysan qui prépare avec soin de beaux légumes pour ses « amapiens », comme l’infirmière qui prend le temps d’écouter son malade et lui donne son plus beau sourire. Comme l’enseignant qui dialogue avec ses élèves après la classe, pour les aider à comprendre. Comme le chaudronnier qui reprend sa soudure car il a un doute sur sa fiabilité …C’est l’homo faber, l’homme qui fabrique, nous dit Arendt, c’est la manière moins « animale », plus humaine, de s’activer pour produire. C’est une attitude qui rapproche de la convivialité.
Mais celle-ci n’arrive vraiment qu’avec la troisième manière d’être actif : la véritable « action » ; selon Arendt, celle qui met les hommes en relation entre eux, la politique. Là se décide comment vivre ensemble. Là se décide la convivialité. C’est de cette manière qu’il faut organiser notre vie et notre production. Cela est bien nécessaire d’engager des réformes. Cela nous concerne tous. Et il conviendrait que partout en France, dans les villes et les villages, se réunissent les états-généraux du pays pour reconstruire notre vie active avec moins de souffrance, et que nous ayons un Code du travail qui le permette.
Marc Humbert
Professeur d’économie politique à l’université de Rennes 1.
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Peut-on imaginer un monde meilleur?
Tribune publiée sur altersocietal le 24 avril 2017version pdf
Le titre de ce point de vue est-il pertinent ? Pourquoi imaginer un monde meilleur ? On n’a jamais vécu aussi longtemps, grâce aux progrès de la médecine et des nouvelles technologies. Michel Serres souligne qu’en dépit de tous les conflits et attentats qui nous frappent, les statistiques disent un monde qui n’a jamais été aussi sûr. Il nous rappelle que la Seconde Guerre mondiale fit soixante millions de morts, dont plus d’un demi-million de Français.
Le monde d’aujourd’hui est moins meurtrier. Pourtant, ce qui se passe ici et là, comme en Syrie, en Irak, en Afghanistan et à ses portes, a provoqué la mort de plusieurs millions de personnes. Ceci est inadmissible pour ceux qui ont le souci de la paix et de la sécurité de chacun. De même la famine et plus largement la sous-nutrition qui touche encore près d’un milliard d’êtres humains nous indignent.
Nous nous sentons aussi mis en péril par l’érosion de la biodiversité et le réchauffement climatique, l’air qui devient irrespirable à Paris comme à Pékin, la montée des cancers liés aux produits chimiques. Vu ce qui est fait face à ces problèmes, de nombreux citoyens désespèrent d’une démocratie de basse intensité alors que les technologies de l’information donnent à des firmes comme les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) des pouvoirs discrétionnaires sur notre vie collective et privée.
Le moral du citoyen moyen pâtit en outre de ce que ses conditions matérielles de vie ne progressent plus depuis quarante ans tandis que la concentration des revenus et des patrimoines s’accompagne de la montée des inégalités et du précariat.
Alors, face à cela, oui, c’est un devoir de s’essayer à imaginer un monde meilleur.
Que peut-on faire ? En quelques années on ne peut pas renverser la situation. Mais il faut au plus vite viser ce monde meilleur, en s’inscrivant dans une perspective de long terme. Ne pas accepter la poursuite des tendances néfastes, ne pas se contenter de chercher des remèdes à leurs effets, mais commencer à les courber pour évoluer autrement. Pour cela, ouvrir des chantiers sur toutes ces questions, en mobilisant les parties prenantes animées par cette vision et guidées par quelques principes, pensent les convivialistes (1).
En premier, il faut un strict respect de notre commune humanité et traquer toute discrimination. C’est se comporter avec l’esprit de fraternité rappelé par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ensuite, nous devons nous rappeler que ce qui nous permet de vivre et de grandir vient de notre solidarité, celle de la vie en société. C’est l’esprit d’équipe qui est notre force, c’est tenir à notre commune socialité disent les convivialistes.
Il ne faut pas pour autant négliger les individualités. Ensemble elles construiront le futur, si chacune peut exercer son pouvoir d’être et d’agir, sa liberté. Les rivalités et les affrontements seront créateurs s’ils ne dégénèrent pas en violence, si l’égalité de chacun fait que les uns et les autres sont soumis à la loi démocratiquement décidée.
Si ces principes simples sont respectés nous construirons un monde meilleur. Il faut y tendre en ouvrant de multiples chantiers sur tous les domaines de notre vie. C’est un travail citoyen, auquel de nombreux groupes et intellectuels s’emploient déjà.
Marc Humbert
Professeur d’économie politique à l’université de Rennes.
(1) Marc Humbert a dirigé l’ouvrage Reconstruction de la société – Analyses convivialistes que viennent de publier les Presses Universitaires de Rennes avec une préface d’Edgar Morin.
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Ni de droite, ni de gauche ?
Tribune publiée dans Ouest-France le 14 mars 2017version pdf
Macron n’a pas pour objectif de nous faire évoluer vers plus de justice sociale. Sa visée est de mieux nous adapter à la marche -qu’il pense inéluctable- du monde, ce qui exige un traitement technique et pas politique. Exemples : étatiser l’UNEDIC, exempter les actions de l’ISF. Ce sont là des « techniques » supposées politiquement neutres et aptes à nous remettre sur les rails d’une croissance perpétuelle. Et inverser ainsi la courbe du chômage. Une illusion au lieu de se préoccuper en priorité de la justice sociale, du partage, et des enjeux écologiques.
Ce n’est pas dépasser le clivage gauche-droite, c’est renier les orientations politiques et les exigences des valeurs de la gauche.Ci-après un petit texte sur différentes manières de se dire ni de droite, ni de gauche ?
Pour parler de droite et de gauche, il faut d’abord les définir. Ce sont des orientations politiques. La droite met en avant le maintien de l’ordre, de la moralité, la hiérarchie des pouvoirs et des places méritées sur les marchés. L’orientation de gauche cherche plus d’égalité et met en avant la justice sociale, la régulation étatique, l’évolution des mœurs et une volonté de transformer le monde. En simplifiant, la droite est conservatrice et la gauche, revendicative.
Pour être élu, faut-il se dire de droite ou de gauche ? Cela a été le cas en France lors de presque toutes les présidentielles depuis 1974. Résultats : un président élu avec moins de 55 % des suffrages, montrant un certain équilibre entre droite et gauche. À l’exception de 2002. Là est apparu autre chose que ce clivage droite-gauche : presque 17 % des votants avaient choisi l’extrême droite.
«Ni droite, ni gauche» peut donc conduire à l’extrême. Le Front national met les partis de gauche et de droite dans le même sac, sous le sigle «UMPS». La droite extrême est fortement nationaliste, xénophobe, mais pour un ordre socialement juste et une hiérarchie paternaliste, récemment assouplie sur la question des mœurs.
Dans le passé plus ancien, la France a vécu une autre forme de «ni droite, ni gauche». En 1914, la gauche de l’internationalisme prolétarien a abandonné son pacifisme et son opposition à la droite pour faire l’union sacrée de la patrie face à l’ennemi. Au sortir de 1945, la droite a contribué à plus de justice sociale.
En 1958, de Gaulle a réactivé pleinement le système de planification concertée entre les patrons, les syndicats de travailleurs, les experts sous la houlette de l’État comme une ardente obligation. Dans les entreprises, il a incité à la participation et à l’intéressement des travailleurs. Le «ni droite, ni gauche» peut donc aussi signifier conduire une collaboration entre le haut de la hiérarchie et la base, dans un contexte de croissance économique et de redistribution par l’État providence.
La droite, au pouvoir de 1958 à 1981, a mené une politique assez sociale : Giscard d'Estaing a quasi nationalisé la sidérurgie et étendu la protection des chômeurs. Mitterrand, lui, s’est converti à une politique pro-marché. Le slogan de sa réélection en 1988 est un «ni-ni» qui tourne le dos à la gauche et à la droite : ni nationalisation, ni privatisation. Il inaugure une gauche de gouvernement, qui aime l’entreprise au lieu d’essayer d’en obtenir des concessions. Qui libéralise les marchés, la finance, et mondialise.
Progressant sur ces pistes, la présidence Hollande - et le gouvernement Valls plus encore - a détricoté les acquis sociaux des Trente Glorieuses et pris des mesures économiques et sociales en contradiction avec une orientation politique de gauche, certes sans être pleinement de droite.
Emmanuel Macron se situe dans cette veine «ni droite, ni gauche». Lui, comme d’autres de gauche ou non, croit ce que proclamait Christian Perret (chargé de l’Industrie de 1997 à 2002): les lois de la mondialisation libérale, comme les lois de la gravitation, on ne peut pas y échapper. Il est juste possible de s’adapter en calculant bien.
Une autre partie de la gauche, derrière Benoît Hamon ou Jean-Luc Mélenchon, continue de penser que la politique ne se résume pas à ce que le juriste Alain Supiot appelle «le gouvernement par les nombres». C’est tout le débat que sont invités à trancher les électeurs socialistes à l’occasion de cette présidentielle.
Marc Humbert
Professeur d’économie politique à l’université de Rennes 1.
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La place du travail dans nos vies, vieux débat
Tribune publiée dans Ouest-France le 31 janvier 2017version pdf
Benoît Hamon n’est pas seul dans son combat pour l’instauration progressive d’un revenu universel. Dix économistes de grand renom, emmenés par Thomas Piketty, soutiennent l’idée. En face, leurs opposants trouvent son coût exorbitant. Le cœur du désaccord ? Non, implicitement, ce projet remet en cause le principe idéologique voire religieux de nos sociétés : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Toute peine mérite salaire et, par symétrie, sans travail pas de rémunération. L’insertion dans la société capitaliste ou socialiste se fait par le travail rémunéré.
La question d’un revenu non lié au travail pose donc celle de la place du travail dans nos vies. « L'idée que nous avons aujourd'hui du travail n'a pas deux cents ans. Pour comprendre la place qu'il occupe dans notre société, un coup d'œil rétrospectif et une comparaison avec d'autres sociétés sont nécessaires. Le travail n'a pas été de tout temps et n'est pas universellement synonyme d'épanouissement personnel ni considéré comme source de toute richesse ». Ces lignes ont été écrites en 1995, par le groupe "Le travail et l'emploi à l'horizon 2015" présidé par Jean Boissonnat pour le Commissariat du Plan. Proposer un revenu universel c’est rendre hommage à cette analyse.
Le groupe de Jean Boissonnat incitait le gouvernement, au lieu d’engager une lutte directe contre le chômage, à procéder à une réorganisation de nos activités, de notre travail, de nos emplois, bref de notre vie. Et en premier, de distinguer à nouveau ces trois concepts. Nos activités, c’est ce que nous faisons sans rémunération et surtout pour nous ou nos proches. Le travail c’est ce que nous faisons contre une rémunération. L’emploi c’est une tâche à accomplir pour fournir un produit ou un service dont la société a besoin.
L’essor du marché les a rapprochés mais un autre mouvement long de nos sociétés incite à les distinguer à nouveau. C’est la tendance séculaire à la diminution du temps de travail. Le rapport évaluait qu’en 2015 elle serait de 1500 heures c’est-à-dire … 32 h par semaine ! L’argument n’est pas de faire face à une raréfaction du travail ou de décréter la réduction du temps de travail, mais de penser la ré- organisation de nos vies, entre activité, travail rémunéré et tâches à accomplir « socialement ».
La logique des travaux du Plan était d’écrire des scénarios, Jean Boissonnat souhaitait que le gouvernement choisisse celui de la coopération. La voie tracée est alors celle d’une transformation du droit du travail dans un cadre de cohérence des droits et des devoirs, garanti par l’Etat, en charge de la réduction des incertitudes et des inégalités. Son idée phare est celle du contrat d’activité englobant le contrat de travail, avec un temps individuel variable « co-décidé entre employeur et salarié au sein d’un cadre collectif négocié entre les partenaires sociaux ». Le rapport envisage des instances multipartites décentralisées, faisant donc intervenir les collectivités locales – comme le suggère le juriste du travail Alain Supiot, du collège de France.
Ce contrat individuel d’activité devait « absorber une partie des multiples dispositifs et des actuels mécanismes de financement de la formation, du chômage » etc. Aujourd’hui, dans cet esprit, peut-être le Plan ajouterait-il, et du revenu universel. L’idée de ces propositions était qu’elles soient mises en débat, sans les dissocier, pour garder leur cohérence et permettre de construire une nouvelle politique pour l’activité, le travail et l’emploi.
Marc Humbert
Professeur d’économie politique à l’université de Rennes.
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